1899. Fin de siècle, épilogue d’un monde à l’agonie. C’est un soir comme les autres à l’Apollonide. Ici, les nuits se succèdent sans laisser place au jour. Seul un lampadaire illumine l’entrée de cette adresse connue de tous et fréquentée d’aucun. Le cadre est classieux, l’ambiance propice à toutes les langueurs. Bien que les effluves du champagne se marient toujours aux volutes d’opium, le point de rupture n’a jamais été aussi proche. L’Apollonide va fermer ses portes, le métro ouvrir les siennes. A la veille de l’Exposition universelle, quelques clients érudits se désolent d’une telle abomination – traverser Paris sous terre ! – et se demandent ce qu’ils vont devenir dans ce monde qui court, court encore et toujours plus vite, à sa perte. Toujours dans le salon, d’autres habitués discutent de l’affaire Dreyfus, d’extraterrestres, de La Guerre des Mondes et du génie d’H. G. Wells. La fin est proche. Les loyers augmentent et la pression financière devient insoutenable. Cette prestigieuse maison close parisienne vit ses dernières heures. La gérante le sait, pour garder son établissement, elle doit faire du chiffre. Trop de chiffres. Ses filles, elles, pourraient dormir mille ans. Elles vivent comme les morts, errent d’un couloir à un autre et patientent jusqu’au prochain client. Fantasmes d’une nuit, fantômes d’une vie. Elles ne vivent pas mais font semblant. Pourquoi demande la petite dernière. Parce que c’est comme ça que les filles de joie font.
Mais les filles de joie n’en ont que le nom. Parce qu’elle n’a jamais bouffé autre chose que ce truc blanchâtre et dégueulasse qui a fini par infecter tout son corps, pénétrant en elle jusque dans ses glandes lacrymales, Madeleine – dit la juive – voudrait goûter rien qu’une fois à l’euphorie. Retrouver ce fameux goût de la joie. C’est ce sentiment auquel elle rêve encore, une illusion à laquelle elle s’accroche. C’est aussi ce sourire figé qui fera de Madeleine, bien malgré elle, la femme qui rit. Car la réalité de ces poupées de chair est une angoisse permanente, un mauvais rêve qui se répète chaque nuit. Et c’est ce que Bertrand Bonello montre au spectateur, sans rien lui épargner, jusqu’à le mettre parfois très mal à l’aise. Enfermées dans une prison de velours, les filles sont condamnées à répéter un rituel éprouvant, physiquement et psychologiquement. La violence qui les frappe est sournoise, sourde et invisible, elle ne laisse aucune trace. La barbarie, elle, laisse des marques qui sautent sauvagement aux yeux. Elle surgit avec fracas et revient hanter le spectateur par le sadisme du montage. Comme un traumatisme frappe régulièrement à la porte du sommeil de sa victime. La perversité que les filles endurent, c’est aussi l’apparente douceur de leurs clients qui se disent émus par leurs corps. La dominée devient presque consentante quand le mâle dominant, sincère, assure à sa poupée qu’il est le seul à savoir la regarder et l’apprécier à sa juste valeur. Alors que seul l’intérieur de sa chatte l’excite. « Les hommes ont des secrets mais pas de mystère ».
Les femmes, elles, en ont. Alors Bertrand Bonello l’entretient. Il passe de l’une à l’autre, sans en privilégier aucune, s’intéresse plus à la destinée de cette presque famille en décomposition qu’aux destins de ses membres. Le réalisateur français capte leurs errances et leurs regards qui s’égarent. Sans jamais dévoiler le fond de leurs pensées. Parce qu’avant d’être de joie, ces filles ont peut-être été des femmes. Elles en retrouvent quelques attributs par intermittence, de manière éphémère, le temps d’un déjeuner sur l’herbe. Rare moment de bonheur et de légèreté qui transgresse le douloureux quotidien de ces filles consciemment amnésiques, qui ont dû tout oublier pour se laisser dominer par l’homme. Car à l’Apollonide, comme dans tout bordel, le client est roi et même la reine est bien obligée de faire la pute. Son seul privilège est de pouvoir refuser un client – à condition qu’elle en ait dix autres qui la demandent – en lui faisant passer une enveloppe. A l’intérieur, quelques poils pubiens signifient pour lui que l’aventure est finie. Pour elle et pour les autres, ça continue. 5, 6, 7, 8 dans la nuit. C’est ça la cadence de ce « putain de métier de putain ». Et elle s’accélère en période de crise. Alors pour ne pas sombrer, il faut sourire, fixer une mouche sur le rebord d’un cadre et continuer à faire semblant. Se tenir droite, tellement droite, pour avoir l’air encore debout, même allongée.
1900. Début d’une nouvelle ère, renouveau d’un monde pourrissant.
Rester digne dans l’échec, connaître une chute flamboyante. Mieux vaut cramer que mourir à petit feu alors « musik, bitte », que les filles débouchent le champagne et dansent un dernier slow. La flamboyance, c’est un des maîtres mots de Bertrand Bonello. Alors le réalisateur filme chaque plan, comme si c’était le dernier, transformant quelques scènes en d’éblouissants tableaux. Une rose blanche perd un de ses pétales et c’est toute la corolle de l’Apollonide qui s’effondre. Mais les filles sont toujours là, elles montrent encore de la joie. Que peuvent-elles bien faire d’autre ? Où seront-elles demain ? Elles l’ignorent mais espèrent connaître un ailleurs. En attendant, toutes brûlent à l’unisson pour éclairer une dernière fois la nuit.
2011. Fin de passe. La pute est toujours là. C’est la même qui rêvait de liberté au siècle précédent. Elle marche le long du périph en chantant « She’s a bad girl ». Et au tour de Bertrand Bonello de conclure : « It’s just a sad world ».
Quelques morceaux choisis
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