Univers étrange, morbide, fantastique avec Sheridan Square, son sixième roman, Stéphane Héaume nous livre la parabole d’un homme prisonnier de son image, de son masque et du factice. L’opéra, toile de fond du récit, en est aussi la vibrante métaphore. Rencontre avec un passionné de littérature, de musique mais aussi de cinéma dont il aurait voulu faire son métier.
Luzy : Vous venez de publier votre sixième roman – Sheridan Square – aux Éditions du Seuil. Avant toute chose, parlez-nous un peu de vous et de votre rapport à la littérature. Comment en êtes-vous venu à l’écriture ?
Stéphane Héaume : Ce n’est pas la littérature qui m’a conduit à écrire des romans, mais le cinéma. J’avais très envie d’être réalisateur lorsque j’avais quinze ans. La façon dont les histoires étaient racontées dans les films d’Alfred Hitchcock, de Fritz Lang, la manière dont la caméra enveloppait les personnages ou filait le long d’un décor, les plongées, les astuces de mise en scène, tout cela me fascinait. Je n’ai pas pu faire l’Idhec (aujourd’hui la Femis) et, du coup, comme l’envie de raconter des histoires était plus forte que tout, il a bien fallu que je trouve un autre moyen de le faire. Mais je crois que j’ai toujours une caméra vissée au fond de mon regard de romancier.
Luzy : Dans Sheridan Square votre héros Sheridan Grimwood passe un pacte faustien avec le diabolique Lawrence McDermott afin d’échapper à une spirale de déchéance physique et psychique. Le lecteur sent planer les fantômes d’Edgar Alan Poe et d’Oscar Wilde. Que représentent pour vous ces deux auteurs et dans quelle mesure ont-ils été source d’inspiration pour l’écriture de votre roman?
Stéphane Héaume : Cela fait longtemps que le thème du double m’obsède. Je voulais, à ma manière, rendre hommage à ces deux auteurs qui en ont été les champions. L’idée de départ était de construire une situation inversée par rapport à celle du Portrait de Dorian Gray. Dans Sheridan Square, la déchéance du personnage principal, Sheridan Grimwood, se lit sur son visage. Son corps porte peu à peu les stigmates de ses excès. Et c’est pour éviter de paraître ainsi au grand jour qu’il décide de louer un sosie sur Internet, un comédien qu’il va projeter sur la scène sociale, et dont les traits parfaits donneront le change. Ce double parfait, c’est son tableau vivant mais intact. Sheridan s’abîmera – dans tous les sens du terme – à l’ombre du regard social.
Luzy : Outre McDermott, votre héros se lie avec le jeune Vlad, un autre ange noir rencontré dans un background de club branché adepte de délicieuses potions addictives qu’il va lui faire ingurgiter. Doit-on voir ici un clin d’œil à Bram Stoker et son Dracula ?
Stéphane Héaume : Vous avez tout à fait raison, et c’est d’autant plus juste que pendant l’écriture de Sheridan Square, j’ai écrit une nouvelle, L’Idole Noire (Éditions du Moteur) entièrement construite autour du décor du palais de Dracula dans l’adaptation cinématographique de Coppola. J’ai vu ou revu de nombreuses adaptations du roman de Stoker à cette époque, et je crois que, du coup, toute l’ambiance de Sheridan Square baigne dans cet entre-deux eaux fantastique. Le thème de la dépendance est partout, le thème de la possession et de la vie par procuration.
Luzy : L’intrigue de Sheridan Square se déroule à New-York. Grimwood y est mécène du Metropolitan Opera, amateur entre autres de Strauss, Rossini, Dvorak et ayant hérité d’une remarquable collection de costumes d’opéra. D’où vous viennent ce goût et cette connaissance pointue du monde lyrique ?
Stéphane Héaume : Je détestais l’opéra quand j’étais jeune. C’était à mes yeux l’archétype de l’accessoire culturel bourgeois, ennuyeux mais de bon ton. C’est quand j’ai rencontré des musiciens de mon âge et des chanteurs que ma vision des choses a changé : j’ai vécu l’opéra de l’intérieur, et non plus comme une vitrine. J’ai alors compris que la plupart de ces spectateurs bourgeois n’y comprenaient rien, ils se rendaient à l’opéra comme à un cocktail, ils étaient incapables de résumer l’intrigue ni même de situer le compositeur dans l’histoire de la musique. Cela dit, c’est très français, car les choses sont très différentes en Allemagne ou au Etats-Unis. Lorsque j’habitais New York, il y a quelques années, j’ai eu la chance de pouvoir aller chaque soir au Metropolitan Opera. C’est là que j’ai été saisi par ce qui devrait être la véritable vocation de l’opéra : l’enchantement, le merveilleux. Les voix étaient admirables, naturellement, et les décors étaient éblouissants. Là encore, le cinéma n’était pas loin. En assistant à la production du Ring d’Otto Schenk, le plaisir était aussi grand que de regarder le Seigneur des Anneaux sur grand écran. Et tous les spectateurs savaient ce qu’ils voyaient et écoutaient.
Luzy : Votre roman est une allégorie de ce que le paraître peut faire comme dégâts par vanité et orgueil chez un individu. Mais n’est-ce pas le propre de nos sociétés contemporaines ?
Stéphane Héaume : Non, je crois que cela a toujours été le cas. Le mensonge du paraître, le jeu social, les faux semblants, l’habit – qui n’est qu’un déguisement… Les individus ont toujours été en compétition. Je veux ce que l’autre a, mais j’essaye de faire croire que ce que j’ai est bien mieux… C’est très enfantin, finalement. Et ça permet de vendre des tas de choses, de la fripe, des chaussures, des voitures, des produits de beauté, des appartements… Écoutez les conversations dans les restaurants : elles ne portent que sur ces sujets, tellement passionnants.
Luzy : La femme dans votre livre tient une place à part. Rédemptrice dans l’esprit du héros, inaccessible, elle va pourtant finir par le précipiter dans sa chute. Voyez-vous la femme comme une héroïne romantique ?
Stéphane Héaume : Bien sûr ! Sauf que dans Sheridan Square, Emily Stein n’a pas conscience de précipiter le héros vers sa chute puisqu’elle est amoureuse de lui. On m’a souvent reproché de décrire dans mes romans des femmes inaccessibles ou fantasmées, des femmes « kitsches ». Mais c’est précisément tout l’intérêt du roman que de pouvoir faire apparaître des silhouettes convoitées dont le lecteur ne sait pas si le personnage principal pourra l’atteindre. Mes héroïnes sont des silhouettes rêvées. C’est ma façon de rendre hommage à Pierre Benoit – dont on fête cette année le 50ème anniversaire de la mort – que j’ai toujours aimé et défendu. Sans une femme mystérieuse, point de passion, point de suspense.
Luzy : Pour finir je serais curieuse de savoir ce qu’est pour vous un bon livre ?
Stéphane Héaume : Un livre qui enchante, qui charme et envoûte, qui fait fantasmer – au sens allemand du terme : « Phantasie ». Un livre d’images et d’imagination.
Sheridan Square vient de paraître aux Éditions du Seuil. Je tiens à remercier Stéphane Héaume pour s’ être si gentiment prêté au jeu des questions.
© Crédit photo : Hermance Triay
En savoir plus :
> Stéphane Héaume est né à Paris en 1971. Son premier roman, Le clos Lothar (2002) a reçu les prix Jean-Giono et Emmanuel-Roblès. Il est également l’auteur du Fou de Printzberg (2006)et de la Nuit de Fort-Haggar (2009).
> Écoutez l’interview de Philippe Vallet sur France Info
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