J’étais assis dans un café. J’écrivais frénétiquement dans un carnet. J’avais déjà bu quelques bières, la première probablement au son du chant du muezzin. J’ai fini par lever les yeux, un peu embrouillé par l’alcool et la concentration sur la pointe de mon stylo. J’ai vu l’affiche d’Istanbul, film dans lequel joue Errol Flynn. Son slogan ? « In the city of a thousand secrets he hunted the answer to the most dangerous of all! ».
Je suis allé deux fois à Istanbul. Je ne sais pas combien de secrets j’y ai découvert, mais je peux d’ores et déjà dire qu’il y en a plus de mille. Parmi eux, sûrement de dangereux. Toutes les grandes villes ont une part de danger. Et toutes les grandes villes ont le même plus grand danger : la tentation.
De ces mille secrets, j’en connais sûrement quelques-uns. Mais j’aime à croire que ce sont les miens, que la ville me les a offert à chaque fois que je posais la paume de mes mains sur ses murs. Alors pour les garder précieusement, je préfère parler simplement de surprises. Pourquoi ? Car les surprises doivent tout au moment, à l’instant, quand les secrets doivent tout à l’éternité.
Istanbul a pourtant figé tout un pan de l’histoire de l’humanité. Voilà pour l’éternité, éternité que l’on souhaite à cette ville menacée par la prédiction d’un grand et dévastateur tremblement de terre.
Istanbul a eu plusieurs prénoms. Byzance ou Constantinople. Quelque soit son état-civil, ses transformations, les dômes de ses mosquées, ses immeubles de grande hauteur qui surgissent ou les éclaboussures du Bosphore qui arrosent ses joues, elle regarde toujours les hommes dans les yeux.
Les yeux. C’est justement un morceau d’Istanbul. Ils sont nombreux, bleus, à protéger du malheur les bâtiments, les taxis, les gens. Il y a aussi ces yeux clairs, tristes ou rieurs derrière les peaux de cuivre, particulièrement celles des Syriens, de plus en plus nombreux à fuir une mort certaine pour se lover dans les bras d’une ville éternelle. L’éternité a toujours eu ses martyrs.
Istanbul, ce sont des gens que l’on appelle les stambouliotes. Il y a des milliers de regards qui monopolisent tous les sens de celui qui les croise. Tous sont occupés. Peu paraissent préoccupés, même dans les manifestations de Gezi à Kadiköy où la dignité d’une colère saine et juste prend tout son sens.
Istanbul va du chiffonnier à la grande et jolie fille libre et à la mode, des femmes voilées aux supporters de Besiktas qui font bloc contre R.T Erdogan. Istanbul, c’est des odeurs par milliers, des fils de cannes à pêche véritable cordon ombilical reliés au Bosphore. Ce sont des gens actifs, un peu ou beaucoup. Ce sont des klaxons et des rues à traverser en courant, comme obligé de retrouver l’inconscience que l’on avait jeune enfant.
Istanbul, c’est aussi et surtout des pierres à toucher. Des moments où l’on s’oublie dans des milliers d’histoires qui ont fait l’Histoire. Bien sûr, on parlera de Sainte Sophie, du Topkapi, de Saint Sauveur In Chora. On s’abandonnera à la vue depuis les rooftops de Galata ou de la terrasse du quartier Pierre Loti. On jubilera en passant d’Europe à Asie à bord d’un Vapür. On fera bloc à Kadiköy ou à Besiktas, un verre à la main et quelques larmes dans les yeux en écoutant le sel et la force de celui qui chante pour les opprimés de cette ville qui s’est battue pendant deux ans contre des réformes rétrogrades.
Istanbul m’a fait courir. Pas comme Errol Flynn, mais plutôt comme un enfant dont les sens mis en éveil provoquent l’émerveillement permanent.
Istanbul est peuplée de chiens et chats considérés comme des habitants. Istanbul est pleine. Trop pour certains. 14 millions d’habitants, cela fait beaucoup quand même. Mais ce ne sera jamais assez pour mon cœur qui ne demande qu’à se remplir. Ne croyez pourtant pas y trouver le paradis, l’Eden. Ce n’est pas ça Istanbul. Mais posez vos mains sur ses pierres, sur les rambardes de ses ponts. Regardez les enfants se jeter à l’eau autant que les immeubles de grande hauteur qui se construisent. Ne cherchez pas à explorer le moindre recoin de Sultanahmet, même si la magie de la Citerne Basilique ne vous quittera jamais. Car chaque recoin de Küskün, Ortaköy, Kadiköy, Galata, ou du Beyonglu ont tant à vous dire. Ces rues tortueuses enferrées autour de grandes artères sont autant de palpitations. Les battements du cœur se mêlent, s’emmêlent, s’entremêlent. Les façades sont souvent usées, mais elles ont les rides de toutes les paumes qui les ont effleurées, de tous les fronts qui s’y sont cognés, de tous les dos qui s’y sont appuyés. Et dans leurs fissures, leurs imperfections et leurs travers, il y a tout ce que cette ville a entendu depuis 2000 ans. Les joies et les peines des amoureux. Les cris sanglants et les larmes de bonheurs. L’or des marchands et la sueur du travailleur.
Istanbul fait de chacun un Marco Polo. Pourquoi ? Car elle est assise à califourchon sur le monde, entre Europe et Asie. Elle est l’un de ces rares nombrils du monde. Elle est aussi un sixième sens qui rassemble les cinq premiers. Quel est le don de ce nouveau sens ? Celui de refaire du goût, du toucher, de l’ouïe, de la vue et de l’odorat une surprise de chaque instant.
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